Chapitre XVIII
Margaret Alton et Rafaella n’ha Liriel, accompagnées de deux Gardes, entrèrent dans Thendara précédant de peu une tempête qui les suivait depuis deux jours, menaçante, mais sans jamais les rattraper. Elle en remerciait tous les dieux dont elle savait les noms, même si elle ne croyait pas en beaucoup d’entre eux. Les Gardes n’avaient jamais connu d’hiver plus doux, disaient-ils, mais pour Margaret, c’était l’enfer. Elle avait les doigts transformés en glaçons, et l’impression que ses pieds ne se réchaufferaient jamais.
La vue des murailles de Thendara lui redonna du courage. Le voyage avait été sans histoire – pas de bandits, pas de banshees, et seulement quelques flocons de neige de temps en temps – mais elle était fatiguée. Des cals s’étaient sûrement formés sur son postérieur à cause des cahots de la selle, et elle avait mal au dos, du coccyx au crâne. Mais elle serait bientôt au Château Comyn, et si elle ne s’était pas embrouillée dans les dates, Ida Davidson devrait arriver le lendemain ou le surlendemain. La crainte d’être retardée et de ne pas pouvoir accueillir sa vieille amie à son débarquement avait troublé ses nuits glaciales depuis son départ de Neskaya.
Elle reconnut à peine la cité, avec les toits couverts de neige, et les auvents frangés de pendeloques de glace. Pourtant, les rues étaient dégagées, avec de gros tas de neige aux carrefours, qui gênaient l’avance des rares charrettes. Mais il y avait autre chose, se dit-elle, regardant autour d’elle avec curiosité malgré sa lassitude. Qu’est-ce que c’était ?
De longues guirlandes de verdure nouées de rubans dorés décoraient les façades des maisons et des boutiques, donnant à la ville un air de fête qu’elle n’avait pas en été. Et les vêtements étaient de couleurs plus vives que dans son souvenir, comme si les gens voulaient compenser la grisaille de l’hiver par des tons éclatants.
Sur une place de marché, elle vit cinq ou six chariots peints de couleurs criardes, tels qu’elle n’en avait encore jamais vu sur Ténébreuse. Elle constata que les flancs pouvaient se rabattre pour former de petites scènes, car l’un d’entre eux donnait un spectacle. Les Ténébrans montèrent d’un cran dans son estime quand elle vit une douzaine de personnes, immobiles dans le froid polaire, regarder la parade avec intérêt et familiarité. De temps en temps, un spectateur criait quelque chose aux artistes, qui lui répondaient.
— Rafaella, qu’est-ce qu’ils font ?
— Qui ? Ah, les Baladins ? Ils ne sont admis à Thendara qu’aux Solstices d’Été et d’Hiver. Le reste du temps, ils jouent dans les campagnes et les petites villes. Tu les as ratés l’été dernier parce que tu étais déjà à Arilinn. Les Guildes ne les aiment pas, et les tiennent à l’écart.
— Je ne comprends pas. Pourquoi les Guildes font-elles des objections ? D’ailleurs, y a-t-il une Guilde des Acteurs ? Je n’y avait jamais pensé avant.
— Certainement. Il y a aussi une Guilde des Marionnettistes, et il y en a une pour les danseurs, et même une pour les costumiers.
La Renonçante fit la grimace, comme cherchant la façon de dire quelque chose de difficile.
Rémy, l’un des deux Gardes qui les accompagnaient sur l’insistance de Régis, répondit :
— Les musiciens n’aiment pas la concurrence, parce que certains chanteurs des Baladins sont aussi bons ou meilleurs qu’eux. Mais la vraie raison, c’est que c’est une bande de ruffians, qu’ils chantent ce qui leur plaît, et qu’ils représentent parfois des pièces qui sont… – il grimaça – un peu faisandées. Ils font rire aux dépens de tous sans exception. Tout le monde aime se moquer de son prochain. Alors ils mettent en scène des marchands gros et gras qui trichent sur la marchandise, ou des femmes qui battent leurs maris, et tout le monde rit, sauf les marchands et les maris. Ou ils chantent des chansons à faire rougir une comynara, sauf votre respect, et tout le monde s’esclaffe.
— Mais je n’avais jamais entendu parler d’eux jusqu’à maintenant.
— Il y a toujours eu des amuseurs itinérants, Marguerida, mais il n’y a qu’une vingtaine d’années qu’ils se sont multipliés. Il paraît qu’Erald, le fils de Maître Everard, les fréquente, et que c’est pour ça qu’il ne deviendra pas le Maître de la Guilde à la mort de son père. Ils chantent des chansons où ils se moquent des Comyns.
— Je savais par Maître Everard que certaines de ses œuvres avaient été interdites, mais je ne savais pas pour quelle raison.
Elle regarda encore les chariots, sa curiosité d’universitaire éveillée, se disant avec regret qu’elle n’aurait plus jamais la liberté de poursuivre ses recherches.
— Ces comédiens ne respectent personne – ils rient de tout et de tout le monde. Pour ça, on peut dire qu’ils sont impartiaux ! remarqua Helgar, l’autre Garde, généralement taciturne et laconique.
Rémy sourit à son compagnon.
— Les Renonçantes font partie de leurs cibles favorites, et c’est pourquoi Mestra Rafaella n’a pas vraiment envie de parler d’eux.
— Mais est-ce qu’ils causent des problèmes – troublent l’ordre public ou autre chose ? demanda Margaret.
Elle avait lu quelque part que, sur certaines planètes, des émeutes avaient été provoquées par des causes en apparence aussi inoffensives qu’une chanson.
Rafaella secoua la tête, perplexe.
— Non, mais leurs chansons et blagues font jaser.
Enfilant une rue étroite, Margaret vit soudain le toit du Château Comyn se dresser au-dessus de la cité, et elle se sentit le cœur plus léger. Bientôt, elle reverrait son père et Mikhail, et elle en était heureuse. Ida Davidson aussi. Que penserait Ida de Ténébreuse ?
Quand elles arrivèrent devant la Cour des Écuries, une demi-heure plus tard, une grande berline leur bloqua l’entrée. Tirée par six chevaux, elle avait une montagne de boîtes et de sacs sur le toit, et paraissait déséquilibrée. Une armée de palefreniers et de serviteurs grouillaient autour, criant et se gênant les uns les autres. C’était le chaos organisé, mais personne ne semblait s’en offusquer. Au contraire, se dit Margaret, ils semblaient tous se délecter de la situation.
Margaret était trop heureuse d’arriver en vue de son but pour n’irriter de ce délai. Elle se redressa sur sa selle, levant les bras au-dessus de sa tête et étirant sa colonne vertébrale. Elle sentit ses vertèbres se remettre en place, avec de petits craquements satisfaisants.
Comme elle rabaissait les bras, quelque chose frappa son épaule, manquant la faire tomber. Reprenant son équilibre, elle réalisa que quelque chose s’agrippait à son épaule, et elle se retourna brusquement.
Et elle se trouva devant deux yeux rouges et un bec redoutable, si proches qu’elle voyait les fines plumes noires qui, partant des commissures, remontaient tout le long de la tête harmonieuse. Il croassa doucement, comme pour lui dire de ne pas avoir peur, tandis que Dorilys s’ébrouait et piaffait. Margaret inspira une grande goulée d’air froid, et sentit une odeur de poisson qui lui évoqua un flot d’images – les mers tièdes de Thétis et le vent qui n’était jamais froid.
— Bonjour, beauté, dit-elle doucement.
Elle avait vu des oiseaux semblables sur Thétis, et elle découvrit qu’elle n’était pas effrayée, simplement prudente.
Ainsi, c’était le cormoran de Mikhail. Bel animal. Il passa d’une patte sur l’autre, ébouriffant ses ailes. Finalement, Margaret tendit le bras gauche, et l’oiseau descendit jusqu’à son poignet.
Il s’immobilisa un instant, puis se mit à toucher son gant du bec. Sans picorer, juste en suivant les lignes de la matrice sous le cuir et la soie. Margaret retint son souffle, stupéfaite, tandis que ses compagnons observaient avec curiosité. Apparemment satisfait, le cormoran releva fièrement la tête et émit un appel strident.
À cet instant, la portière de la berline s’ouvrit et Dame Javanne en descendit. Se retournant, elle vit Margaret, le cormoran sur le poignet, et ses yeux se dilatèrent comme des soucoupes.
— Qu’est-ce que tu fais avec cet oiseau ? dit-elle, criant presque.
Puis elle avança sur les pavés, ignorant tout le reste.
— T’chit, t’chit, va-t’en ! dit-elle, agitant comiquement les bras.
— Salutations, Tante Javanne, dit Margaret, réprimant à grand-peine un éclat de rire.
Derrière elle, elle sentit que Rafaella et les Gardes étaient en grand danger de perdre leur dignité en s’esclaffant.
— Où as-tu trouvé cet animal ?
— Il vient juste d’atterrir sur mon épaule, ma tante. Et, si je ne me trompe, c’est l’oiseau de Mikhail. Inutile donc de… hérisser tes plumes.
C’en fut trop pour le jeune Rémy qui porta précipitamment sa main à sa bouche, émettant un son qui pouvait passer pour un accès de toux en n’y regardant pas de trop près. Le cormoran baissa les yeux sur Dame Javanne, émit un son indéchiffrable, puis s’envola dans un grand froufrou d’ailes, les plumes blanches de leurs bords fulgurant à la lueur des torches.
— J’aurais dû m’en douter, marmonna sombrement Javanne.
Puis elle retourna à la berline, sans avoir vraiment salué sa nièce. Piedro Alar aidait Ariel à sortir de la voiture, et Margaret entendit les voix des enfants impatients de se dégourdir les jambes. Une nourrice, Kennard et le petit Lewis dans les bras, descendit le marchepied, suivie de Donal et Damon Alar.
— Cousine Marguerida !
L’incorrigible Donal courut vers elle, son jeune visage rayonnant de plaisir. Les cheveux noirs qui le distinguaient de ses frères lui tombaient sur le front, et Margaret se dit qu’il avait besoin d’une bonne coupe.
Margaret démonta tranquillement. Elle tapa des pieds pour rétablir la circulation, et sentit comme d’innombrables piqûres d’épingles. Puis Donal arriva devant elle et elle se pencha vers lui. Donal lui jeta les bras autour du cou et elle sentit son odeur caractéristique de petit garçon, odeur de jeune chair saine et vigoureuse. Elle lui rendit son étreinte, puis elle l’écarta d’elle à bout de bras.
— J’ai l’impression que tu as grandi d’un pouce depuis l’été, Donal. Tu as mangé des haricots géants ?
— Je sais pas ce que c’est, mais j’en mangerais si j’en avais. Je suis presque aussi grand que Damon, et je porte toujours ses vieux habits. Mais j’aurai une tunique neuve pour le Solstice d’Hiver, papa l’a promis. Maman est trop occupée par le nouveau bébé pour remarquer mes habits et voir que mes orteils sont trop longs pour mes bottes.
Margaret ignora poliment cette pensée.
— C’est merveilleux. Tu voudrais peut-être venir avec moi quand j’irai chez les tailleurs de la rue de l’Aiguille ? Si ton père est d’accord, bien sûr.
— Oh, je suis sûr qu’il sera d’accord pour que j’aille avec toi – lui, il a plein de choses à faire.
Baissant la voix, il ajouta :
— J’ai pratiqué mon terrien avec mon grand-oncle Jeff et il dit que je commence à piger.
Il glissa une menotte confiante dans la main de Margaret, et la regarda avec un sourire radieux. Elle s’était demandé plusieurs fois s’il était sage de lui enseigner le terrien, mais l’enfant s’ennuyait à Arilinn, et, à dire vrai, cela l’avait distraite de la science des matrices. À l’évidence, il trouvait qu’elle était épatante, et ce sentiment était réciproque. Elle le trouvait intelligent il charmant – peut-être un peu trop pour son bien.
Aux yeux de Margaret, Donal et ses frères représentaient le véritable avenir de Ténébreuse, et elle espérait qu’il aurait l’occasion d’apprendre à se servir de son esprit pour le bien de la planète. Ce qui était loin d’être certain, avec une mère trop anxieuse et un père taciturne, et elle aurait voulu faire quelque chose pour l’aider. Mais sa situation était encore trop ambiguë, trop compliquée pour suggérer qu’il s’épanouirait mieux si on le mettait en tutelle dans une autre famille, comme c’était la coutume sur Ténébreuse. Ce n’était pas à elle de le dire, pas encore.
Tenant Donal par la main, elle traversa la cour, contournant les serviteurs qui bataillaient avec les bagages des Hastur et de la famille Alar. Elle se dit qu’elle aimerait bien avoir le petit garçon comme pupille, tout en sachant que ça ne plairait guère à sa mère et à sa grand-mère. Ariel supportait mal d’avoir aucun de ses enfants hors de sa vue, et elle était devenue encore plus possessive depuis l’accident fatal de Domenic.
Contournant la berline, Margaret vit son père debout sur le perron. Il sifflotait entre ses dents, comme chaque fois qu’il s’ennuyait. À la lumière tremblotante des torches, il lui sembla fatigué, mais détendu pour une fois.
Lew Alton la vit, et descendit les marches, le sourire en coin, les yeux plissés de plaisir. Ils se retrouvèrent brusquement face à face, et s’immobilisèrent en une salutation silencieuse. Sa vue réjouit le cœur de Margaret, et si elle fut déçue que Mikhail ne soit pas là pour l’accueillir, elle ne le montra pas.
— Chiya !
Il posa son unique main sur son épaule, l’étreignant à travers l’étoffe, et mettant dans ce mot et dans ce geste toute la tendresse à laquelle elle aspirait tant dans son enfance. Tu as une mine superbe, surtout après un si long voyage. Je suis très heureux de te voir.
Moi aussi, Père. Et si je peux passer une dizaine sans m’asseoir sur un cheval, j’en serai très contente. Dorilys est une jument merveilleuse, mais on se lasse des meilleures montures au bout d’un moment.
— Hello, Vieil Homme ! dit-elle pour dissiper l’émotion qui menaçait de la submerger. Tu as bonne mine.
— Hello, oncle Lew, gazouilla Donal en souriant. Cousine Marguerida va m’emmener chez le tailleur pour me faire faire une tunique neuve pour le Solstice d’Hiver. J’en veux une bleue !
— Vraiment ? Et je suis sûr que le bleu t’ira très bien, dit-il, souriant à l’enfant. Comment s’est passé le voyage, ma fille ?
— Vite et sans histoire, merci. Pas de chevaux déferrés, pas de sangles cassées, pas de bandits, pas de tempêtes de neige, rien qui soit digne d’être raconté.
— Entrons.
Lew glissa son bras sous celui de Margaret, puis offrit son unique main à Donal qui la prit, bombant son petit torse à cet honneur. Ils montèrent ensemble, modérant leur allure pour l’accorder à celle de Donal, et entrèrent dans le vestibule menant au château proprement dit.
À l’intérieur, c’était le chaos, car Dame Marilla et Dyan Ardais venaient d’arriver, et il y avait des serviteurs et des bagages partout. Derrière eux, on commençait à apporter les paquets des Alar, avec cris et grommellements.
Margaret, soudain consciente de faire partie de la haute société ténébrane, quitta son père pour aller saluer Dame Marilla et Dom Dyan. Simple geste de politesse, mais elle était sincèrement contente de les voir. La petite femme s’éclaira à sa vue, cessa de harceler les serviteurs, très capables de se diriger tout seuls, et elle serra Margaret dans une étreinte parfumée.
— Neskaya a l’air de te réussir, et Isty m’a donné de bonnes nouvelles de tes progrès.
— Ravie de l’apprendre, car pour moi, j’ai l’impression de faire deux ou trois pas en arrière pour chaque pas que je fais en avant. Tu as l’air en pleine forme. Que deviennent les agrandissements de tes fours ? Tout le monde à la Tour apprécie ta nouvelle vaisselle. Nous nous en servons tous les jours, et ça me fait toujours penser à toi et au premier repas que j’ai pris à ta table.
Elle jacassait, et elle le savait, par fatigue, et par soulagement d’être enfin arrivée.
Soudain, Margaret sentit une tension dans l’air et regarda autour d’elle pour en déterminer la cause.
Elle ne vit qu’une nouvelle cohorte de serviteurs apportant le monceau impressionnant des bagages de Javanne, et Piedro Alar, surveillant anxieusement Ariel avec son air tourmenté habituel. Pour une fois, Ariel ne la foudroya pas, et Javanne était trop occupée à donner des ordres aux serviteurs. Ce devait être son imagination.
La grossesse allait bien à la jeune sœur de Mikhail car, bien qu’étant proche de son terme, elle avait de bonnes couleurs et n’avait pas trop grossi. Même ses cheveux, généralement ternes, avaient pris un certain lustre. Elle dit quelque chose à Piedro, et ils se frayèrent un chemin dans la presse, vers l’escalier menant à l’étage supérieur. Margaret trouva que l’idée était bonne et décida de les suivre.
Se tournant elle-même vers l’escalier, Margaret ôta ses gants d’équitation et les passa dans sa ceinture. Les mitaines de soie bleue qu’elle portait dessous étaient un peu sales après le voyage, et elle fronça le nez d’un air dégoûté. Puis elle ouvrit le col de sa cape et poussa un soupir de soulagement.
Elle contourna une malle ornée sur le flanc des plumes du Domaine d’Aillard, et, levant les yeux vers l’escalier, elle eut l’impression fugitive qu’il y avait un miroir sur les marches, et qu’elle s’y reflétait. Depuis quelques mois, elle avait surmonté la plupart des terreurs que lui inspiraient les miroirs, mais elle trouvait toujours un peu déconcertante la vue de sa personne. Puis, avec un léger tressaillement, elle réalisa que ce n’était pas son visage, mais un autre presque identique qu’elle voyait dans l’ombre de l’escalier.
Et derrière cette femme qui lui ressemblait tant, Margaret vit Mikhail Hastur, les traits déformés par la rage. Immédiatement, elle comprit que la tension ressentie tout à l’heure venait de lui. Il semblait s’efforcer de se débarrasser de la femme, car elle lui tenait fermement la main. Il avait l’air prêt à tuer. Son cœur se serra. Ça ne ressemblait guère aux retrouvailles qu’elle avait imaginées. Puis elle se raidit pour dissimuler ses émotions, pour se faire distante et lointaine, comme elle l’avait fait toute sa vie. Pour la première fois, elle se réjouit presque que la possession d’Ashara l’ait entraînée à rester sur la réserve et à ne rien révéler de ses émotions.
Lew, conscient de son tumulte intérieur malgré ses efforts pour le dissimuler, traversa la pièce dans sa direction. Il se retrouva près d’elle juste comme Mikhail et la femme arrivaient au pied de l’escalier, et ils restèrent immobiles, épaule contre épaule. Mikhail arracha sa main à celle de l’étrangère, son beau visage s’éclairant à la vue de Margaret. Il avait l’air hagard, mais incontestablement content de la voir.
Marguerida !
Mikhail – qui est cette femme ? Et pourquoi s’accroche-t-elle à toi comme une sangsue ?
Plus tard, ma chérie, plus tard.
Il ne la salua même pas – et ne s’arrêta pas, mais rejoignit sa mère et s’inclina très bas devant elle. Javanne ne lui répondit pas tout de suite, balayant la pièce d’un regard perçant, jaugeant les tensions inexprimées. Ses yeux s’étrécirent légèrement quand ils tombèrent sur l’inconnue. Puis elle arbora un sourire féroce.
— Mikhail ! Comme c’est gentil de venir m’accueillir !
Tendant la main, elle repoussa les cheveux qui tombaient sur le front de son fils, en un geste de tendresse maternelle qui aurait trompé toute personne ignorant les tensions régnant entre eux.
Bravo, Javanne ! Elle sait toujours tirer le meilleur parti d’une situation quand elle veut.
La pensée de Lew vibra dans l’esprit de Margaret, et elle constata qu’elle était d’accord avec lui. Elle n’aimait peut-être pas sa tante, mais il fallait bien reconnaître qu’elle avait de la classe et de la présence. Rien ne lui faisait perdre contenance en public, C’était une qualité utile, se dit Margaret, et qu’elle devrait cultiver.
Qui est la femme qui s’accroche à Mikhail comme une sangsue de Thétis ?
C’est, je regrette de le dire, notre cousine Gisela Aldaran. Elle est ici depuis quelque temps, au grand déplaisir de Dame Linnea, qui a l’impression d’abriter un coucou dans son nid.
Aldaran ? Ainsi, c’est ce que… je ne… qu’est-ce qui se passera si je dis à cette mégère de ne pas toucher à Mikhail ?
Allons, ma fille ! Inutile d’en venir à un vulgaire crêpage de chignons ! Tu vois bien que ses attentions lui déplaisent.
Peu importe ! Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?
Disons qu’elle nourrit certaines ambitions qui ne seront pas satisfaites, d’accord ? Oui, je sais que tu n’aimes pas ça. Mais tu n’es pas obligée de l’aimer, Margaret. On te demande simplement de supporter la situation pour le présent.
Très bien, Père, puisque tu le demandes. J’essaierai de ne pas te faire honte par mes mauvaises manières. Mais je ne sais pas si je pourrai rester polie avec elle.
Marguerida, tu ne me feras jamais honte. Et je ne te demande pas de faire montre de politesse, simplement de civilité. Pense à ce que ferait Dio dans la même situation.
Tu veux dire que je peux la toiser avec hauteur pourvu que j’aie l’air content de moi ?
Exactement.
Par-dessus le tumulte, Margaret entendait Mikhail qui continuait à parler à sa mère comme s’ils étaient seuls.
— J’ai croisé Ariel dans l’escalier. Elle semble en pleine forme, surtout si l’on pense que sa grossesse est très avancée et qu’elle a été très malade l’été dernier. Ta vigilance n’a pas été vaine, Mère.
— Merci, Mikhail. En vérité, je commence à me fatiguer et je serai contente quand l’enfant naîtra. Je suis trop vieille pour tout ça.
— Vieille ? Mère, ne va pas à la pêche aux compliments ! dit-il avec une douceur taquine qui fit sourire Javanne, comme s’il lui plaisait d’être le centre de l’attention, même de la part de son cadet, pour lequel elle n’éprouvait apparemment ni affection ni confiance.
— Je ne suis pas encore décrépite, n’est-ce pas ?
— Certainement pas ! Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que tu es encore magnifique et le resteras encore longtemps. Tu n’as pas du tout l’air d’une grand-mère !
Mikhail semblait presque flirter avec sa mère, quoique avec beaucoup de doigté.
— Ravie de te l’entendre dire, car je commençais à avoir l’impression de devenir gâteuse. Tu as bonne mine, mon fils. Et ta lettre m’a fait plaisir – celle que tu m’as envoyée il y a des mois. Je l’ai relue bien souvent. Je voudrais que tes frères comprennent aussi bien les difficultés qu’on rencontre dans l’éducation des enfants.
Pendant cet échange de plaisanteries, un peu contraintes mais néanmoins sincères, Gisela ne cessait de poser la main sur le bras de Mikhail d’un air possessif, et il ne cessait de l’enlever d’un air contrarié. Margaret observait ce manège, sa mauvaise humeur faisant place à l’amusement. Finalement, ne supportant plus son indifférence, Gisela dit :
— Mikhail ! Tu ne vas pas me présenter à ta mère ?
Sa voix, ainsi que Margaret l’avait remarqué, était grave et sensuelle, et son aversion antérieure se durcit en quelque chose proche de la haine. Il y eut un long silence – rompu seulement par les bavardages des serviteurs – pendant lequel Javanne et son fils fixèrent Gisela comme si elle venait de surgir du sol.
Comme ils gardaient le silence, elle remit sa main au creux du bras de Mikhail et dit d’un ton chaleureux :
— Je suis Gisela Aldaran.
— Je n’en doute pas, répondit Javanne avec brusquerie, retroussant ses jupes et passant en coup de vent devant Gisela interloquée.
Et elle se mit à monter l’escalier avec une dignité pleine de gravité, que seules démentaient deux taches brûlantes sur ses hautes pommettes.
Margaret observa cette désinvolture hautaine avec admiration, réprimant un éclat de rire qui menaçait de lui échapper. Près d’elle, Lew céda à ses mauvais instincts, et gloussa, baissant quand même la tête pour étouffer le son.
Javanne a toujours eu le don d’utiliser les manières à son avantage.
Mais pourquoi est-elle si… cassante, Père ?
Réfléchis, Marguerida. Si elle te considère comme une alliance impossible pour Mikhail, ne serait-ce pas encore pire avec cette branche des Aldaran ?
Je ne comprendrai jamais la politique ténébrane ! Je croyais que n’importe qui était acceptable, à part moi.
Pas n’importe qui. Et malgré mon regret de te priver du plaisir de saluer Mikhail, je suggère que nous allions dans nos appartements.
J’aurai tout le temps de le voir, n’est-ce pas ?
Oui, Marguerida, je te le promets.
Une heure plus tard, Margaret, lavée et habillée d’une longue robe de laine blanche brodée de feuilles noires à l’ourlet et aux poignets, émergea de sa chambre pour retrouver son père. Malgré le bain, elle se sentait encore lasse et de mauvaise humeur. Elle n’avait pas prévu un dîner de gala le soir de son arrivée, mais quand Lew lui avait dit qu’elle devait y assister, elle avait accédé à son souhait avec autant de bonne grâce que possible.
Sa robe neuve l’avait un peu aidée, et aussi Piedra, la femme de chambre attachée à elle quand elle venait au Château Comyn. Elle n’avait jamais vu cette robe, et l’avait trouvée étalée sur le lit en sortant de la salle de bains. Elle resta immobile et patiente pendant que Piedra démêlait et coiffait ses cheveux indociles, les serrant pour finir dans une ravissante barrette en forme de papillon que, comme la robe, elle n’avait jamais vue.
— Tu as encore dévalisé les placards, Piedra ? demanda-t-elle, tandis que la jeune fille mettait la dernière main à sa coiffure.
— Oui et non. Ton père a commandé la robe en apprenant ton retour. Et les gants assortis aussi, je crois, car le gantier ne les a livrés qu’hier. Mais j’ai trouvé la barrette en nettoyant les appartements Elhalyn. Ce n’est pas un bijou pour des enfants. Les filles sont très jolies, mais beaucoup trop jeune pour un tel ornement. Je ne sais pas à qui elle appartenait, mais elle doit coûter très cher, avec tout ce métal blanc et ces perles. J’ai vu qu’elle était assortie à ta grosse perle, alors j’ai pensé que l’emprunter ne ferait de mal à personne.
Elle lui fit un sourire suave dans la glace.
— Tu prends grand soin de moi, Piedra.
— Je suis contente que tu apprécies mes services, Domna. L’intendante voulait t’envoyer une dame de compagnie de Dame Linnea, mais je lui ai dit que tu n’aimais pas les étrangères et que tu étais habituée à moi.
— Certainement ! Qui d’autre laisserait une berceuse sur mon oreiller pour que je dorme bien ?
Refermant la barrette, Piedra tapota une dernière fois les cheveux, puis prit l’énorme perle noire que Lew Alton lui avait donnée lors de son premier séjour au Château Comyn, et qui avait appartenu à sa grand-mère, Yllana Aldaran. Elle donnait à Margaret l’impression d’un lien avec Yllana qu’elle n’avait pas connue, et aussi un curieux sentiment de sécurité. Elle était morte en mettant au monde le frère cadet de Lew, Marius.
Cette histoire avait quelque chose de très triste, tragique même. Le Conseil Comyn avait refusé de reconnaître le mariage de Kennard Alton et d’Yllana, et elle n’avait pas eu le statut d’épouse, seulement celui de barragana. C’était cruel, et les rares fois où Lew acceptait d’en parler, sa voix en tremblait encore de rage.
Elle fronça les sourcils. Bien qu’elle taquinât Mikhail à ce sujet, elle savait qu’elle n’accepterait jamais cette situation. Ce serait trop humiliant, non seulement pour elle, mais aussi pour son père.
— Eh bien, pourquoi as-tu l’air si triste, chiya ?
— Je regardais ma perle, et je pensais à Grand-Mère Yllana et à sa vie si triste.
Lew gloussa puis secoua la tête.
— Ma mère rirait de t’entendre parler ainsi, car elle et mon père s’aimaient profondément, et elle ne trouvait pas que sa vie était triste. Je regrette que tu ne l’aies pas connue – bon sang, je regrette aussi de ne pas l’avoir connue davantage. J’étais si jeune quand elle est morte !
— Toi et moi, nous n’avons pas beaucoup de chance avec nos mères, hein ?
— La chance est une chose que je n’ai pas la prétention de comprendre, Marguerida. Pourtant, ces temps-ci, je me considère comme heureux de t’avoir retrouvée et de connaître la femme que tu es en train de devenir.
Lew lui sourit, et Margaret s’abandonna à un contentement délicieux.
— Parle-moi de Gisela Aldaran.
— Tu y tiens vraiment ? dit-il, avec un embarras cocasse. Très bien. Elle est, comme tu l’as sans doute deviné, ta cousine à un degré éloigné. Elle a vingt-quatre ans, et elle est veuve avec deux enfants. Et d’après ce que j’ai vu jusque-là, elle est intelligente, bien qu’insupportable. Son fils aîné est au Centre Médical Terrien, où il a subi une opération, et le plus jeune est ici. Son père, Dom Damon est là également, et lui et Régis passent beaucoup de temps claquemurés ensemble dans diverses pièces, s’efforçant d’arriver à un accord qui permettrait aux Aldaran de revenir à la table du Conseil. Personnellement, je n’ai pas grand espoir que ça aboutisse pour le moment.
— Et Gisela a jeté son dévolu sur Mikhail ?
— C’est certain. Et elle n’en fait pas mystère. Elle et Mikhail étaient amis quand elle était beaucoup plus jeune – il leur avait rendu visite secrètement – et ils avaient peut-être flirté un peu.
— Mais pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé avant ? dit-elle d’un ton chagrin, qui dissimulait ce qu’elle ressentait comme une trahison.
Elle avait bien senti que quelque chose tracassait Mikhail depuis son retour à Thendara, mais elle n’avait jamais soupçonné une chose pareille. Elle pensait qu’ils pouvaient tout se dire, et apparemment, elle s’était trompée. Son seul réconfort – piètre réconfort s’il en fut – était qu’il ne semblait pas attiré par Gisela. Non que cela fasse aucune différence si Régis décidait que la meilleure façon de résoudre le problème des Aldaran était de marier son neveu à cette femme. Elle était sur Ténébreuse depuis assez longtemps pour savoir que c’était une réelle possibilité, et elle se demandait si Mikhail était assez obéissant pour l’accepter. C’était cruel, et elle déglutit avec effort.
Lew garda un moment le silence, pensif.
— Tu as toujours pensé que la curiosité de Mikhail était une qualité, et non un défaut, n’est-ce pas ? Eh bien, considère la situation. Il a été élevé pour prendre la place de Régis, puis écarté, quoique jamais officiellement. Et nous voilà donc avec un jeune homme intelligent, ayant trop de temps sur les bras, et rien de particulier à faire.
— Il m’a dit qu’être l’écuyer de Dyan Ardais n’était pas spécialement stimulant, reconnut-elle.
Lew grogna son assentiment.
— Je soupçonne que le plus difficile était d’empêcher le jeune Dyan de provoquer trop de scandales – trop boire et coucher à tort et à travers.
Margaret éclata de rire malgré elle.
— Coucher à tort et à travers ? Tu veux dire avec des prostituées ou avec des filles de bonne famille séduites ?
— Les deux ! Ne détourne pas la conversation. Nous allons bientôt descendre dîner, et je veux terminer cette histoire avant. Voilà donc notre Mikhail, complètement désœuvré, et les Aldaran, exclus de la haute société ténébrane depuis une éternité. Qu’aurais-tu fait ?
— Je serais partie subrepticement pour aller jeter un coup d’œil.
— Exactement ! Et c’est ce qu’il a fait. Il s’est lié d’amitié avec Robert et Herm Aldaran, les frères de Gisela, juste avant qu’Herm aille siéger à la chambre basse du Parlement de la Fédération. Et il a rencontré Gisela. C’est tout.
— Et maintenant ?
— Maintenant, c’est une autre histoire, qui va sans doute provoquer bien des pleurs et des grincements de dents. Gisela, malgré toute son intelligence, ne semble pas comprendre que personne ne permettrait un mariage entre elle et Mikhail pour des questions de puissance.
— J’ai bien conscience que tout tourne ici autour des questions de pouvoirs. Dont aucun n’est entre les mains des femmes, ajouta-t-elle avec amertume, réalisant que Gisela n’était, comme elle, qu’un pion sur l’échiquier, et qu’elle ne pouvait pas faire ce qu’elle voulait.
En ce qui la concernait, Gisela pouvait faire ce qu’elle voulait, tant qu’elle ne mettait pas la main sur Mikhail.
— Je sais que ce n’est pas juste, chiya. Ce n’était pas juste que je tombe amoureux de Marjorie Scott, qui, comme ma mère, était à la fois Aldaran et Terrienne. Bon, rendons-nous maintenant à la grande salle à manger et supportons le dîner de notre mieux.
— Oui, Père.
Lew lui lança un regard pénétrant.
— Je ne me méfie jamais autant de toi que quand tu affiches tant d’obéissance.
Margaret lui sourit.
— Cela prouve que tu as beaucoup de sagesse.
Lew soupira, leva les yeux au ciel, et hocha la tête. Puis il la regarda encore, l’air à la fois grave et malicieux.
— Ah, les femmes !
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que les femelles sont la plus grande bénédiction et la plus grande malédiction jamais inventées.
— Bizarre. Je pense la même chose des hommes – et j’ajoute qu’à mon avis, nous n’aurions jamais dû leur apprendre à parler !
Lew Alton éclata d’un rire tonitruant qui résonna dans le couloir.
— On dit que les femmes ne peuvent vivre ni avec nous ni sans nous, et la réciproque est vraie.